1.12.14

Passim, Bénédicte Vauthier (El Dorado)











La critique génétique à l’épreuve du numérique.
El Dorado (2008) de Robert Juan-Cantavella.

Bénédicte Vauthier (Universität Bern/ ITEM)

« L’urgence serait plutôt de mobiliser les énergies pour aborder deux questions cruciales pour l’avenir de la critique génétique. Pour la première, il s’agit de savoir vraiment comment les écrivains s’approprient l’ordinateur, et quels sont les effets de cette appropriation sur l’écriture. Quant à la seconde, elle concerne la manière dont nous généticiens serons capables de construire de véritables objets scientifiques à partir des données d’un nouveau type stockées dans la mémoire des ordinateurs. » (Genesis, 31, 2010, 159, en ligne http://genesis.revues.org/78)

Jean-Louis Lebrave – à qui l’on doit ce double diagnostic – sait de quoi il parle. Pionnier de la critique génétique, il l’est aussi de la « génétique électronique » dont il a dressé la carte des premiers avatars tout en participant à la création d’outils d’exploitation de corpus électroniques (Philectre,  EDITE, MEDITE, etc.). Dans des articles riches d’enseignement, il a montré comment de simple « outil d’aide à la recherche », l’ordinateur – l’informatique, le numérique – était devenu un « outil éditorial » qui permet non seulement la mise en ligne de volumineux dossiers génétiques, mais aussi leur exploitation interactive, notamment par le biais de l’hypertexte. En se faisant tout récemment l’écho de recherches portant sur « les méthodes et outils de l’informatique légale appliquée à l’écriture numérique » – notamment du travail du germaniste Thorsten Ries, qui cherche à poser les bases d’une « philologie numérique des sources » au départ des apports conjoints de l’« informatique légale » (computer forensics) et de la critique génétique française – Lebrave a également montré la voie que les généticiens pourraient emprunter pour répondre à son invitation (Genesis, 33, 2011, pp. 137-147, en ligne).
Mais est-ce la seule ? Je ne crois pas.

Si par bien des points, mes présupposés et mes conclusions rejoignent celles de Ries (Editio, 24, 2010, 149-199) c’est de manière délibérée que je me suis prêtée à un défi plus modeste en me lançant à tâtons dans l’analyse du dossier génétique (essentiellement) numérique de El Dorado, troisième roman (2008) du jeune écrivain espagnol Robert Juan-Cantavella (1976). Défi plus modeste, car il ne pouvait être question pour moi d’avoir recours au disque dur de l’auteur, ni de chercher à transposer les méthodes et les outils de l’informatique légale à l’étude génétique.  Si des « logiciels gratuits ou peu coûteux » suffisent pour se prêter au jeu, celui-ci n’en exige pas moins des « compétences très étendues » dans une « branche hautement spécialisée de l’informatique » (Lebrave, 2011, 144 & 146). Compétences que je n’ai pas, ni ne cherche à acquérir et qui restent largement hors de portée du philologue non informaticien.

Il restait alors à montrer pourquoi, même dans ce cas, les craintes apocalyptiques des « mauvais esprits et têtes molles », mentionnés par de Biasi : « Plus de manuscrits, plus de brouillons ? C’est donc la fin de la génétique ! », restaient non fondées (Genesis, 30, 2010, 171, en ligne).

On ne peut nier, certes, que le traitement de texte applatit, voire écrase la bidimensionnalité de la page et tend à occulter les opérations d’écriture, cet objet de prédilection des généticiens du manuscrit qui ont cherché à en retracer la chronologie. Mais faut-il déduire de l’écrasement que « les traces de la troisième dimension de l’écriture, sa temporalité, […] sont atténuées – voire disparaissent – avec l’ordinateur » ? Si « le traitement de texte semble faire tomber dans l’oubli les essais successifs pour ne conserver de chaque énoncé que sa version la plus récente »[1], doit-on, pour autant, remettre en question « la pérennité de l’approche génétique, ancrée dans la recherche d’une production singulière » et prôner ici aussi le recours à de nouveaux outils et logiciels – tels Genèse du Texte, Scriptlog ou Inputlog – qui, s’ils permettent d’analyser très finement le temps – réel –, finissent par noyer le chercheur sous l’abondance de données ?

Je ne le crois pas non plus ! Et l’analyse inductive du dossier génétique de El Dorado de Robert Juan-Cantavella s’est, en ce sens, révélée bien plus riche en enseignements temporels que je ne l’avais osé espérer. Ce dossier était composé des pièces suivantes : une clé USB confiée par l’auteur en novembre 2011, comprenant quatre « dossiers » numériques, visibles à l’écran sous forme d’icones de couleur bleutée dénommées: [ED 27 (FINAL)], [ED fotos], [ED materiales], [ED versions anteriors], chacune pouvant se déployer ensuite en sous-dossiers contenant des centaines d’item multimédias (texte, photo, audio, links). À ce matériel numérique est venu s’ajouter en décembre 2011 un sac à dos dans lequel l’auteur avait rassemblé tout le matériel avant-textuel conservé, et constitué, pour l’essentiel, de journaux, de feuillets publicitaires et d’un journal de bord, auquel s’ajoute une version papier « n » du roman.  Ces éléments suffisent à démentir l’idée de jeunes écrivains digital native, ne composant plus qu’à l’écran. Ce dossier hybride doit encore être complété par une espèce d’anti-blog, créé par le romancier au moment de la sortie du roman et auquel le lecteur est renvoyé depuis la quatrième de couverture du livre par les mots: «Pour connaître le travail de Trebor Escargot, vous pouvez consulter : www.punkjournalism.com».

Un examen attentif et contrasté des arborescences formées par les 27 versions du roman qui ont été sauvegardées (soit les dossiers [ED 27 (FINAL)] [ED versions anteriors]) a permis d’observer et surtout de dater les changements macro-structurels d’un roman qui est passé d’une division tripartite précédée d’un prologue (mai 2006) à une structure tripartite sans prologue, puis bipartite rearticulée par la suite autour des 8 jours calendrier qui forment l’arrière-fond temporel du roman (décembre 2007). Le très bref chapitre final (3 pages) est de toute évidence une ampliation de dernière minute (janvier 2008), précédant de peu la publication de l’ouvrage.

L’examen des photos prises par le protagoniste qui se revendique du journalisme gonzo ou punk journalism de Hunter S. Thompson [ED fotos] a permis de prendre toute la mesure de la fictionnalisation de la réalité, vu que les dates réelles du premier reportage (6 au 8 mai 2006) ont été adaptées aux besoins du roman qui se déroule du 1er au 8 juillet 2006, comme le veut le calendrier de tout vacancier qui se respecte, et d’une réalité infalsifiable dans le cadre du réalisme journalistique du second reportage (séjour du Pape Jean-Paul II à Valence dans le cadre de la V Rencontre Mondiale des Familles). Et on notera en passant que ces transformations sont aussi rendues visibles et datables lors de la redénomination de certains dossiers numériques.

Un examen attentif du matériel ayant servi à l’élaboration du roman [ED materiales] a permis quant à lui d’avoir un accès privilégié aux sources intermédiales (enregistrements audio, clips vidéos, photos) et textuelles (coupures de presses, liens internet, etc.) objet d’un important travail d’appropriation qui montre comment l’exogenèse se fait endogenèse, ce qui nous permet de rentrer dans l’atelier de l’écrivain. En outre, ce même matériel permet de saisir les mobiles de la restructuration progressive du roman en quatre parties, la seconde, purement fictionnelle, incluant alors le prologue écarté, qui devient poétique du roman comme le révèle un dialogue entre les deux protagonistes, véritable mise en abyme du processus d’écriture.

Voilà quelques-unes des pistes de caractère macro-structurel que pourrait déjà exploiter tout généticien attentif aux écritures numériques. L’analyse interne des dossiers confirme, quant à elle, la nécessité de compléter ou de substituer la « poétique des processus » par une « poétique des transitions entre états ».
Inutile de dire enfin qu’une telle exploration ne nous en apprend pas moins sur la manière dont « les écrivains s’approprient l’ordinateur », première question à laquelle Lebrave nous invitait à réfléchir urgemment, mais qui déborde hélas le cadre de cette présentation. Contentons-nous de suggérer que par la création d’un anti-blog, l’écrivain s’est fait en quelque sorte éditeur, pour ne pas dire généticien en herbe, et offre du matériau brut ou dérivé pouvant fonctionner comme une « espèce d’apparat critique virtuel » du roman. Loin de dupliquer la clé USB – et partant le dossier génétique – celui-ci présente même du matériau non indexé sur la clé. Eh oui !, les dossiers génétiques numériques resteront eux aussi… lacunaires.




[1] C. Doquet-Lacoste, « L’objet insaisissable : quelques considérations sur l’écriture sur traitement de texte », Genesis, 27, 2006, 35-44.